L’histoire du temps présentMars 1944: La chute des Ancizes

L’histoire du temps présent / Mars 1944: La chute des Ancizes
Le nombre de jeunes Luxembourgeois fuyant vers la France non occupée avait grimpé en flèche depuis que le Reichsarbeitsdienst (RAD) avait été rendu obligatoire par le régime nazi au Luxembourg fin mai 1941 Photo: Wikimedia Commons

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

Il y a exactement 80 ans, en mars 1944, le centre d’accueil des Ancizes, dans le Massif Central, était démantelé par la Gestapo. Débouché d’une filière d’évasion patiemment mise en place par les PI-Men, mouvement de résistance basé à Differdange, il avait accueilli près de 1.200 personnes qui avaient fui le Luxembourg occupé.

Le 9 juillet 1941, la presse luxembourgeoise mise au pas signala la disparition inquiétante de trois jeunes de Pétange. François Thillens, qui avait 20 ans, ainsi qu’Auguste Schweigen et Michel Bettendorf, tous deux âgés de 16 ans, n’avaient plus donné signe de vie depuis le 25 juin.

„Andeutungen, welche der Älteste von ihnen, Franz Thillen macht, lassen darauf schließen, daß, wenn sie zusammengearbeitet haben, ihr Weg ins unbesetzte Gebiet von Südfrankreich gehen würde“, pouvait-on lire dans l’Escher Tageblatt: „Ihre Angehörige sind begreiflicherweise in großer Aufregung. Daß noch eine vierte, ältere und erfahrenere Person dabei die Hand im Spiele hat, beweist der Umstand, daß die Ausreißer in der Nachbarortschaft Rodingen mit Fleisch- und Wurstwaren, sowie anderen Lebensmitteln ausgestattet, gesehen wurden. Geld hatten sie nach der Aussage der Eltern wohl keines und Marschausrüstung auch nicht. Dieser Fall zeigt deutlich jene leichtsinnige Überspanntheit, deren Jungens aus diesem Alter fähig sind. Auf den Älteren entfällt die Schuld der Verführung seiner beiden Genossen, welche bislang auf ein unbescholtenes Dasein und eine gute Aufführung zurückblicken.“1)

Le déclic

Derrière cette „fugue“qui avait semble-t-il mal tourné, il y avait bien plus qu’un fait divers et l’article était en réalité une mise en garde, un appel aux parents luxembourgeois à tenir leurs enfants s’ils ne voulaient pas qu’il leur arrive malheur. Le nombre de jeunes Luxembourgeois fuyant vers la France non occupée avait grimpé en flèche depuis que le Reichsarbeitsdienst (RAD) avait été rendu obligatoire par le régime nazi au Luxembourg fin mai 1941.

La nouvelle retint l’attention de Josy Goerens et d’Emile Krieps, deux résistants de Differdange qui, à l’automne 1940, avaient fondé une organisation qui prendrait le nom de Patriotes Indépendants ou PI-Men. En découvrant que trois jeunes de la ville voisine de Pétange avaient été victimes de leur manque de préparation, d’une dénonciation, voire d’un crime crapuleux en tentant de gagner la Zone libre, ils décidèrent de mettre en place leur propre filière d’évasion.2)

La ville de Differdange était un point de départ parfait pour une telle opération. Elle était située à la frontière avec le département français de la Meurthe-et-Moselle, donc à la frontière avec la France tout court, puisque le département voisin de la Moselle avait, comme le Luxembourg, été annexé de fait au Reich. Cette frontière passait en outre par des collines boisées parcourues de nombreux chemins détournés.

La mise au point de la filière

Le premier passage eut lieu le 20 juillet 1941. Quatre jeunes hommes de Bonnevoie s’étaient ouverts de leur projet de passer en Angleterre à Krieps qui, sur ce, les avait mis en contact avec Goerres. Ils traversèrent la frontière, guidés par deux passeurs qui allaient jouer un rôle crucial dans l’organisation de la filière: Eugène Léger et Albert Ungeheuer. Ces derniers leur donnèrent aussi des indications nécessaires pour rejoindre la gare de Longwy, ainsi qu’un contact dans le centre de la France, qui devait les aider à traverser la ligne de démarcation entre Zones occupé et libre, et un autre à Montpellier, qui les prendrait en charge, en attendant qu’ils passent en Espagne.3)

Les PI-Men étoffèrent peu à peu leur organisation en offrant d’autres services indispensables aux candidats à l’évasion. Ils aidaient ces derniers à venir à Differdange et les plaçaient, le temps d’organiser leur passage, dans des familles de sympathisants; ils leur donnaient des consignes, de l’argent, des faux papiers ainsi que des contacts de résistants français ou luxembourgeois, à même de leur venir en aide le long de leur périple; enfin, une fois qu’ils étaient arrivés en France, ils leur permettaient de maintenir le contact avec leurs proches en assurant le passage de lettres et de colis.4)

Dès l’automne 1941, le réseau naissant frôla toutefois la catastrophe. Goerres fut arrêté par la Gestapo au mois d’octobre et Krieps le mois suivant. Ungeheuer réussit pour sa part à échapper à la police allemande en passant lui-même en France. Torturé, Goerres ne révéla rien et fut au final acquitté en 1943 par le Sondergericht. Krieps, qui avait déjà été libéré en mai 1942, passa en Angleterre. Visiblement, la police allemande ne démantela pas la filière qu’ils avaient mise en place et qu’Ungeheuer, depuis son exil, allait même renforcer.

La grande évasion

Lorsque le Gauleiter Gustav Simon annonça l’introduction du service militaire obligatoire le 31 août 1942, les PI-Men disposaient donc déjà d’une filière pouvant prendre en charge les candidats à l’évasion. Cela tombait bien, le nombre de ces derniers ne cessant de croître à partir du printemps 1943. Certaines semaines, les PI-Men organisaient 15 à 20 passages.5) Pour gérer cet afflux, le mouvement de résistance créa en bout de chaîne un centre d’accueil dirigé par Albert Ungeheuer.

Après avoir échappé à l’arrestation en novembre 1941, celui-ci s’était réfugié aux Ancizes-Comps, petit bourg industriel niché dans les hauteurs du Massif central. Le principal employeur de la commune, l’usine métallurgique Aubert & Duval était alors dirigée par un Luxembourgeois, François Goerens, qui entretenait également des liens avec la résistance locale. Ce soutien précieux permit à Ungeheuer de loger les personnes exfiltrées du Luxembourg à l’hôtel Jean Cros, qui à certains moments accueillit plus de 60 d’entre eux.6)

Les évadés y restaient jusqu’à ce que le réseau leur trouve un travail, notamment chez Aubert & Duval qui, ironie de l’histoire, produisait principalement pour l’industrie de guerre allemande7), ou les dirige vers l’un des maquis armés de la région. Les évadés luxembourgeois en France caressèrent un moment l’espoir de constituer un grand maquis luxembourgeois autour des Ancizes. Mais des difficultés d’ordre matériel et militaire empêchèrent la réalisation de ce projet. Par ailleurs, il était imprudent que de trop nombreux Luxembourgeois se concentrent dans cette région reculée.8) La suite le prouva.

Trahison et coup de filet

Le 12 février 1944, Henri Rolgen, un déserteur luxembourgeois qui était passé en France grâce à la filière des PI-Men, fut arrêté par les Allemands, alors qu’il essayait de rentrer au Luxembourg, peut-être par manque d’argent. Interrogé par la Gestapo, il livra tout ce qu’il savait sur les Ancizes et accepta même d’accompagner un commando de la police allemande en Auvergne, pour l’aider à identifier les évadés et ceux qui les aidaient.9)

Le 13 mars 1944, Albert Ungeheuer fut arrêté à Clermont-Ferrand. Le 18 mars, une cinquantaine de policiers allemands font une descente aux Ancizes. 70 Luxembourgeois y sont arrêtés, dont Marcel Jung, l’adjoint d’Ungeheuer, ainsi que plusieurs Français, parmi lesquels Jean Cros, le propriétaire de l’hôtel qui hébergeait les évadés et Marcel Meyer, préposé au service des réfugiés de la préfecture de police de Clermont-Ferrand, qui avait aidé les Luxembourgeois à régulariser leur séjour en France. D’autres arrestations suivirent jusqu’à la fin du mois de mars.10)

Une filière qui avait permis à près de 1.200 personnes de fuir le Luxembourg occupé était ainsi détruite – ce chiffre est à mettre en rapport avec les quelque 20.000 enrôlés de force au RAD et dans la Wehrmacht. Ungeheuer, Jung et leurs complices furent exécutés le 19 mai 1944 au camp de concentration de Natzweiler-Struthof en Alsace.11)


1) „Neues aus Petingen“, in: Escher Tageblatt, 9.7.1941, p. 4

2) Voir notamment GOERRES, Jim, „L’évasion et les passeurs“, in: Le Luxembourg et le Troisième Reich. Un état des lieux, Luxembourg, Op der Lay, 2021, pp. 540-555

3) GOERRES, 2021, op. cit.

4) GOERRES, 2021, op. cit.

5) GOERRES, 2021, op. cit.

6) Voir témoignage de Johny Schmidt, extrait du film documentaire Les évadés et réfractaires (1998), trouvé sur le site Ons Jongen a Meedercher: http://www.ons-jongen-a-meedercher.lu/archives/personnes/goerres-josy/videos (dernière consultation le 29.3.24)

7) Voir témoignage d’Antoine Funck, ancien chargé d’affaires luxembourgeois à Paris puis Vichy – „Der Prozess gegen Gomand“, in: Escher Tageblatt, 12.10.1946, p. 2

8) BOUSSONG, Olivier, „Les Maquisards luxembourgeois dans la Résistance française“, in: Le Luxembourg et le Troisième Reich. Un état des lieux, Luxembourg, Op der Lay, 2021, pp. 528-539

9) DOLLAR, Jacques, Josy Goerres et les PI-MEN dans la résistance, Bascharage 1986

10) DOLLAR, 1986, op. cit.

11) DOLLAR, 1986, op. cit.