L’histoire du temps présentFévrier 1943: un mélange d’antisémitisme, d’ignorance et d’aveuglement

L’histoire du temps présent / Février 1943: un mélange d’antisémitisme, d’ignorance et d’aveuglement
Des Juifs à leur arrivée au camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau. Les médecins SS du camp procédaient à la sélection. Si l'index du médecin pointait vers la gauche, cela signifiait l'assassinat immédiat dans une chambre à gaz, vers la droite, l’envoi dans un camp de travail forcé. Photo: Bernhard Walter/Ernst Hofmann, Mai 1944

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Il y a exactement 80 ans, il ne restait plus qu’une centaine de Juifs au Luxembourg. Âgés et malades pour la plupart, ils attendaient une déportation imminente. Le reste de la société luxembourgeoise était d’autant plus indifférent à leur sort qu’il était entièrement accaparé par l’enrôlement forcé.

A la veille de l’invasion allemande, il y avait, selon les estimations les plus récentes, entre 4.000 et 5.000 Juifs au Luxembourg. Leur nombre est dur à déterminer pour plusieurs raisons. La première était que depuis l’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933, le Grand-Duché avait accueilli des milliers de réfugiés juifs. 2.000 d’entre eux vivaient officiellement dans le pays début mai 1940. Des centaines d’autres y attendaient de pouvoir émigrer Outre-Atlantique, sans autorisation de séjour, mais avec l’accord tacite du gouvernement.

Les autorités luxembourgeoises craignaient en effet qu’une officialisation de leur présence ne provoque des troubles au sein d’une société déjà chauffée à blanc par la crise économique, la peur de la guerre et celle de l’„Überfremdung“ – d’un raz-de-marée migratoire, juif de surcroît. L’antisémitisme avait beaucoup progressé dans cette période de crises multiples.

Les persécutions antisémites

L’autre raison pour laquelle il est difficile d’établir un chiffre est qu’il faut d’abord s’entendre sur ce qu’on entend par juif. Beaucoup de ceux qui étaient perçus comme tels n’étaient pas croyants, donc pas juifs au sens religieux. D’autres s’étaient convertis au christianisme. Plutôt que de parler de Juifs, il faudrait donc évoquer des personnes visées par les persécutions nazies, donc juives selon la définition des lois raciales de Nuremberg.

Or ces personnes-là étaient près de 1.900, au lendemain de l’invasion, les autres victimes potentielles ayant fui en France, où elles seraient d’ailleurs rattrapées par leurs bourreaux. A partir de début septembre 1940, ces „Juifs“, au sens nazi furent listés, marginalisés et spoliés. Ceux d’entre eux qui ne parvinrent pas à quitter les pays commencèrent à être déportés vers les ghettos et les camps d’extermination à partir du 16 octobre 1941.

Début 1943, il ne restait plus 120 Juifs au Luxembourg, pour la plupart des personnes âgées et impotentes. Le régime d’occupation les avait rassemblés dans l’ancien couvent de Cinqfontaines, près de Troisvierges. Ce camp de transit, cyniquement appelé „maison de retraite juive“, était à la fois loin des regards indiscrets et proche d’une ligne de chemin de fer. L’endroit parfait pour une „évacuation discrète“.

Une indifférence quasi générale

Comment les Luxembourgeois non-juifs perçurent-ils xes déportations? Certains d’entre eux exprimèrent leur réprobation. Le premier convoi était parti de la gare de Luxembourg, au vu et au su de tous et bien des voisins et des amis avaient fait le déplacement pour dire adieu à des gens dont ils se doutaient qu’ils ne les reverraient jamais.

Le Sicherheitsdienst (SD) notait dans l’un de ses rapports que des prêtres catholiques étaient notamment venus saluer les déportés, interprétant ce geste d’humanité comme une énième expression de l’indécrottable esprit „séparatiste“ du clergé luxembourgeois: „Bezeichnend sei z.B., dass kürzlich zahlreiche katholische Geistliche unter herzlichem Händeschütteln und Tränen den 350 nach dem Ghetto von Litzmannstadt abgeschobenen Juden ein baldiges Wiedersehen gewünscht hätten[1].“

Si quelques curés avaient tenu à exprimer publiquement leur solidarité, l’indifférence de la grande majorité de leurs ouailles était telle qu’un émissaire du gouvernement en exil s’en émut en décembre 1942: „La synagogue de Luxembourg est démolie. Il reste moins d’une centaine de Juifs dans le pays, internés près de Troisvierges. La plupart ont été déportés à Litzmannstadt (Lodz) ou ailleurs, peut-être été massacrés. Ceux qui ont été riches ou intelligents sont partis à temps. […] J’ai été étonné du manque absolu de sympathie de la population pour les malheurs juifs. Il est bon qu’un gouvernement prévoyant n’ignore pas cette indifférence populaire[2].“

Une incompréhension complète

Faut-il en conclure que les Luxembourgeois soutenaient les projets du régime nazi, ne serait-ce que par leur silence? Que cette attitude était dictée par un antisémitisme profondément ancré dans cette société catholique? Les choses sont plus complexes.

Contrairement aux nazis, la plupart d’entre eux ne considéraient probablement pas la „race juive“ comme une „race inférieure“, complotant à la perte de la leur. Ils voyaient plutôt les Juifs comme une communauté étrangère, inassimilable, dont les façons de penser et les intérêts s’opposaient aux leurs. Une cohabitation avec eux n’était envisageable que si leur nombre restait restreint. Cette conception se rapprochait plus des idées xénophobes qui s’expriment aujourd’hui en Europe à l’égard de certaines communautés que de l’idéologie raciale nazie dont les Luxembourgeois, comme beaucoup d’autres – y compris en Allemagne –, ne comprirent pas la spécificité.

Cela explique qu’en mars 1943, on pouvait lire un passage comme celui-ci dans un journal clandestin du mouvement de résistance Letzeburger Patriote-Liga (Liga): „Nun weiß aber ein jeder, dass Hitler, seit dem Tage seiner Machtübernahme, in Deutschland, die Schöpfung der Rassen durch die Vorsehung missachtet hat. Wir Luxemburger haben ja das beste Beispiel davon jetzt in unserem Lande; selbstverständlich meine ich hiermit nicht die Judenverfolgungen, obschon alle Luxemburger sagen, die Juden auch Geschöpfe der Vorsehung sind, sondern die von den Nazis vollführten, völlkerrechtswidrigen bestialischen Verschleppungen von so vielen Luxemburger Familien und die systematische Ausrottung aller sich nicht zum Nazi-Deutschtum bekennenden Menschen[3].“

Concurrence mémorielle

Ce texte montre autre chose encore. Beaucoup de Luxembourgeois voyaient dans la politique nazie d’effacement de leur Etat-nation un projet d’extermination. Le sacrifice de classes d’âges entières, enrôlées de force dans l’armée allemande, en était pour eux la preuve ultime. Ces Luxembourgeois étaient tellement accaparés par l’angoisse de leur propre disparition qu’ils n’étaient pas capables de comprendre ce qui arrivait à ceux qu’ils considéraient comme des étrangers.

C’est ce mélange d’antisémitisme classique, d’ignorance et d’aveuglement qui explique leur silence indifférent face à la Shoah. Il allait persister longtemps après la guerre, lorsque le génocide des Juifs fut relégué au second plan, derrière le martyre du peuple luxembourgeois.


[1] Archives nationales de Luxembourg (ANLux), Fonds Microfilms Divers (FMD) 065, Meldungen aus dem Reich, N° 288, 17 novembre 1941

[2] ANLux, Fonds documentation historique Deuxième Guerre mondiale (DHIIGM) 41, Rapport de „Pierre“ sur la situation au Luxembourg

[3] ANLux, Fonds Affaires politiques (AP) S19, lettre ouverte de la LPL du mois de mars 1943 signée Judex Damnatur

JJ
19. Februar 2023 - 16.50

Tout débute avec l'ignorance. Jusqu'à nos jours. Les médias ne semblent pas une arme efficace.